Des
oasis à la révolution bleue
En
voulant rendre fertile la terre d’Ouzbékistan,
composée à 85% de déserts
arides et semi-arides, l’homme a bousculé des
schémas naturels dans une logique de
rentabilité maximale.
Les résultats ont été à la
hauteur de son arrogance : mer de coton en
plein désert mais désert de sel
en mer d’Aral.
Il y a bien, bien longtemps, quelque
2500 ans, sur la terre aride d’Ouzbékistan,
l’eau était vénérée
comme source de vie, symbole de fertilité et
d’abondance. Au Moyen-Age, temps barbare à nos
yeux de civilisés, on s’inspirait
du milieu naturel et de ses ressources pour bâtir
les splendides oasis de Samarcande et de Boukhara. « La
Samarcande médiévale comptait déjà plus
de 100 000 habitants grâce à l’extraordinaire
alchimie qui a permis aux hommes de développer
l’irrigation. Les fleuves sont en crue pendant
la belle saison : une fonte des neiges en avril
avec un pic en été, une excellente
symbiose pour les cultures irriguées » explique
Vincent Fourniau de l’IFEAC.
Mais ici comme ailleurs, la logique
productiviste des temps modernes a préféré bousculer
les schémas naturels plutôt que
d’en épouser les courbes.
Schéma hydraulique
commun
La première salve est partie de Russie
: à partir de 1870, les colonisateurs
creusent une multitude de canaux et implantent à grand échelle,
coton et population. Le désert de la « steppe
de la faim », entre Samarcande et Boukhara
devient un paysage verdoyant suite à la
construction en 1896 d’un premier canal
de 90 km, parallèle au Syr Daria. Premières
tranchées avant le coup de grâce,
donné lui aussi par Moscou. En une décennie
de 1965 à 1975, la gestion planifiée
des Soviétiques allait irrémédiablement
détériorer toute une région.
Quand en 1959, les Soviétiques achèvent
le désastreux « plan de conquête
des terres vierges », ils dessinent un
schéma hydraulique commun aux cinq Républiques
d’Asie centrale (Ouzbékistan, Tadjikistan,
Turkménistan, Kazakhstan et Kirghizstan)
et créent une interdépendance entre
elles, conçue sur le tristement célèbre « diviser
pour régner ». Les cours des fleuves
Syr Daria et Amou Daria qui prennent respectivement
leurs sources au Kirghizstan et au Tadjikistan,
sont détournés par un système
de canaux et de réservoirs en Ouzbékistan
(canal de Boukhara), Turkménistan (canal
de Karakoum) et Kazakhstan (réservoir
de Tchardara). En échange, des pipelines
et des gazoducs partent de ces derniers pour
amener pétrole et gaz aux pays fournisseurs
d’eau.
Dès 1965, les conséquences
sur l’environnement liées aux perturbations
hydrauliques sont visibles, avec la plus spectaculaire
d’entre elles : le reflux progressif mais
définitif du quatrième plus grand
lac au monde en superficie, la mer d’Aral,
embouchure naturelle des deux fleuves. En se retirant,
la mer a laissé 36 000 km2 de fonds marins
à ciel ouvert ; une étendue salée
qui, sous l’effet des vents nord-est, dispersent
des tonnes de poussière dans l’atmosphère,
estimées à 46 millions de tonnes
dans le rapport d’activité de MSF
en 2000 .
SUITE
© EKWO
|
DOSSIER
ENVIRONNEMENT & PHENOMENES
Texte : Anne Vigna
Les terres de la Karakalpakie, région de
la mer d’Aral, à l’ouest du
pays, sont incultivables, couvertes d’une
couche blanche de sel et la salinité de
l’eau est quatre fois supérieure à la
limite recommandée par l’OMS (Organisation
Mondiale de la Santé). Une catastrophe écologique
dont les retombées se concentrent aujourd’hui
sur la population. La Karakalpakie, connaît
les pires conditions sanitaires de l’Ouzbékistan
: taux de mortalité infantile le plus élevé,
70% de la population souffre d’anémie – neuf
femmes enceintes sur dix – et la tuberculose
est devenu le premier fléau. 80% de la population
est au chômage suite à la disparition
des deux principales activités économiques
de la région, la pêche et l’agriculture.
Sur l’autre rive, dans la province d’Atyrau
au Kazakhstan, le HCR (Haut Comité aux Réfugiés)
estime à 42 000, le nombre de personnes
qui ont quitté la région des suites
du désastre.
Menace
de stress hydrique
Moins spectaculaire que la
disparition d’une mer, mais tout aussi
fatale à l’environnement, la
perspective unique d’une rentabilité
maximale pour la production agricole a irrigué
des millions d’hectares de terres
– 1,5 millions d’hectares irrigués
pour l’Ouzbékistan et 2,3 millions
pour le Kazakhstan – en ayant massivement
recours aux engrais chimiques. « Depuis
50 ans, les Soviétiques ont utilisé
les pesticides et engrais les plus nocifs
pour la culture du coton. Avec les canaux
d’irrigation, on les retrouve dans
les nappes phréatiques et dans les
fleuves Un « savant mélange
» qui a eu pour conséquences
l’érosion et la salinisation
des sols, la pollution des ressources aquatiques
et une raréfaction de l’eau
potable » rapporte Richard Roemers
biologiste et membre du PNUD à Tachkent.
Depuis l’indépendance en 1991,
la situation s’est encore compliquée
d’un point de vue géographique.
Les 9/10e de ses ressources aquatiques sont
désormais à l’extérieur
de ses frontières quand l’insatiable
coton irrigué reste le pilier de son économie.
L’irrigation intensive se révèle
aujourd’hui d’une grande inefficacité du
fait de la vétusté des installations.
Mal entretenus, la plupart des canaux sont à ciel
ouvert et provoquent une évaporation
de l’ordre de 40%.
Gaspillée, polluée, l’eau
nécessite aujourd’hui plus que
de la compréhension. Car une menace
de stress hydrique se profile belle et bien
en Asie centrale avec la croissance démographique
mais aussi l’arrivée sur « le
marché » d’un Afghanistan
pacifié.
L’enchevêtrement
des eaux que ces jeunes nations ont hérité,
les contraint à gérer collectivement
leurs ressources aquatiques. Mais le dialogue
s’enlise pour l’instant dans
la défense des intérêts
nationaux. La coopération régionale
doit travailler sur plusieurs axes : gestion
régionale des ressources, modernisation
des infrastructures de traitement et de transport
de l’eau et éducation à un
usage raisonné. Une « révolution
bleue » comme l’ont déjà qualifiée
plusieurs experts en développement
durable, censée réparer la
trop productiviste révolution verte.
Une vraie révolution en somme, dans
une région où la catastrophe
de la mer d’Aral n’a toujours
pas servi de leçon.
|
|