Argentine
Une
démocratie en danger
Buenos
Aires, décembre 2001.
Les Argentins font la « Révolution
des Casseroles ». Le grand pays sud-américain
entre en faillite. Une dévaluation de 75%
face au dollar, un chômage qui agresse 40
% de la population, la faim qui tue plusieurs
dizaines d’enfants par jour, les violences…
Dans ce cauchemar, l’Argentin exploite sa
vivacité, expérimente des solutions
alternatives…
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à Buenos Aires un an plus tard...
Elsa a 40 ans. Tous les soirs,
elle quitte son bidonville de la banlieue avec
ses deux filles et leurs chariots pour prendre
le train spécial qui les transportera à
la capitale. Dans les wagons, ils sont chaque
jour plus nombreux. Des enfants, des vieux, des
familles entières, des bébés
qui tètent. Et puis les nouveaux pauvres,
apparus avec l’explosion de la crise de
décembre. Ils font partie des 100 à
250 000 cartoneros qui
chaque soir investissent les rues de la capitale
pour fouiller les poubelles des quartiers des
classes moyennes. Elsa récolte le verre,
le plastique, le papier et le carton.
« C’est pas beaucoup d’argent,
mais celui qui veut travailler, se débrouille
comme il peut. Le pire serait de sortir dans la
rue faire des choses interdites. Ici comme ailleurs
c’est la loi du plus fort ».
Puis chacun repart
avec son chariot qui croule sous la surcharge.
Sans banquettes, sans fenêtres, sans lumières,
le train fantôme les ramènera chez
eux. Le tout sera revendu ensuite à des
grossistes pour être recyclé. L’air
de rien, Buenos Aires s’est doté
d’un système de recyclage plus performant
que ceux des occidentaux.
« Par
chance aujourd’hui, il y a encore de quoi
remplir les poubelles… ». Jorge
appartient à une assemblée de quartier
de la capitale. Ces rassemblements sont apparus
après la Révolte des Casseroles.
« Arrêtons de râler, agissons.
Chacun commence à habiter son quartier,
ce qui n’est pas la même chose que
d’y vivre ». Distribution de
nourriture pour les retraités et les pauvres,
campagne de vaccination pour les cartoneros,
reprise de cliniques désaffectées,
sont leurs actions quotidiennes. Avec la crise,
tout le monde a été touché.
Ceux qui avaient été épargnés
ont pris conscience de la situation.
Les Piqueteros
agissent depuis longtemps. Les privatisations
des années 90 les ont laissés sur
le carreau. Depuis, ils coupent les routes
pour embêter le gouvernement et obtenir
des minimums sociaux décents. Ils réinvestissent
les villas miserias
pour monter des boulangeries artisanales, des
charpenteries, des ateliers ou des cantines communautaires
pour nourrir les nombreux enfants. À 26
ans, Juan Cruz consacre tout son temps dans cette
lutte pour améliorer le sort de ses voisins.
Malgré les menaces et la mort de compagnons,
il persévère. «La misère,
la faim, la répression, tout cela ne peut
pas, ne doit pas nous paralyser ! ».
En décembre
2001, des patrons peu scrupuleux avaient abandonné
leurs usines. Les ouvriers les ont remises en
marche, ont payé les dettes, les services,
les salaires. D’autres
ont créé des clubs de troc. Un peu
partout, les Argentins ont posé les casseroles
et se sont retroussé les manches. Les politiques
ont peur.
Déjà, de l’intérieur
du pays, parviennent des photos atroces d’enfants
squelettiques. Dans un pays qui compte une vache
et demie par habitant, qui vient d’enregistrer
sa deuxième année de récoltes
céréalières record, qui se
situe au 5e rang mondial des exportations agroalimentaires…
La faim ne peut plus
se cacher. Le gouvernement l’exploite en
vue des prochaines élections. Toutes les
promesses sont permises pour essayer de garder
la mainmise sur ce pays encore riche, mais qui
ne s’appartient déjà plus
à lui-même. Dans les rues de Buenos
Aires, des dizaines de Mc Do, des centaines de
banques, des milliers de publicités géantes…
Et toujours plus de cartoneros,
de policiers…
Argentina,
Rio de la Plata. Argentine, La Terre de l’Argent,
le Fleuve de l’Argent…
L’Argentine
a été malade de l’argent.
Le peuple, lui qui n’en a plus, refuse les
prochaines élections présidentielles
et d’éventuels accords avec le FMI.
« Que se vayan todos ! »
Qu’ils s’en aillent tous. C’est
le cri qui résonne tous les jours à
Buenos Aires.
Entre forteresses
et no man’s land, l’Argentine mène
un combat peu médiatisé et incertain.
La survie impose une réelle solidarité,
les cartoneros unissent leurs forces et s’organisent
en association pour défendre leurs droits
: « el ceibo ».
© EKWO |
DOSSIER
ENVIRONNEMENT & PHENOMENES
Reportage
:
Philippe Claude et Philippe
Lachambre
Une
dette exponentielle
1989
: Carlos
Menem est élu Président de
la République. Le pays connaît
une hyper-inflation galopante. La dette
extérieure est de 75 milliards de
dollars.
1990
: Domingo Cavallo devient ministre
de l’économie. Aidé
par le FMI, il met au point la parité
bancaire avec le dollar : 1 peso = 1 dollar.
L’Argentine ouvre ses portes aux investisseurs
étrangers, adopte les plans d’austérité,
privatise ses services publics. Le FMI lui
octroie en échange des prêts
en milliards de dollars. L’hyper-inflation
est maîtrisée, l’Argentine
affiche des taux de croissance record, et
est désormais présentée
comme son meilleur élève par
le FMI.
1992
: La crise Mexicaine provoque la
première alerte. De plus, l’Argentine
est obligée d’emprunter des
sommes sans cesse croissantes pour rembourser
les intérêts de sa dette extérieure
qui gonfle.
1995
: Le système financier argentin
est près d’imploser. Le FMI
lui octroie un prêt massif pour le
sauver. Carlos Menem est réélu
pour un deuxième mandat. Le taux
de chômage dépasse les 18 %.
1997
: Les crises, asiatique, russe
puis brésilienne, fragilisent l’économie
argentine qui entre en récession.
La dette s’élève à
110 milliards de dollars. Les accusations
de corruption apparaissent. 30 % de la population
vit sous le seuil de pauvreté.
1999
: Fernando de la Rua succède
à Carlos Menem.
2000
: Après une enquête
qui va durer 18 ans, un tribunal fédéral
de Buenos Aires conclut que l’accroissement
de la dette extérieure (qui est passée
de 7 à 45 milliards de $) sous la
dernière dictature militaire (1976-1984)
a été contracté illégalement,
cet argent n’étant jamais entré
en Argentine. La dette avoisine alors les
150 milliards de dollars. Le FMI accorde
un prêt « blindage » de
28 milliards de dollars en échange
de nouvelles mesures de libéralisation
de l’économie. Il impose aussi
la condition déficit zéro.
2001
: Menem est envoyé 6 mois
en résidence surveillée pour
malversations. Mais la confiance des investisseurs
ne revient pas, et tous les indicateurs
sont dans le rouge. Domingo Cavallo, père
de la parité, revient pour tenter
de sauver la situation. Malgré de
nouvelles restrictions budgétaires,
le FMI refuse un ultime prêt fin novembre,
ce qui provoque une fugue massive de capitaux
dans les milieux d’affaires. Afin
de préserver les réserves
de la Banque Nationale, Cavallo verrouille
les retraits bancaires. Les classes moyennes
grognent. L’argent ne circulant plus,
tout un pan de la population qui vit de
l’économie informelle se retrouve
ainsi privé de liquidités.
Décembre 2001 :
Dans la nuit du 19, les classes populaires
pillent les supermarchés du pays.
L’état de siège est
décrété sur tout le
territoire. Le soir même, les habitants
de la capitale descendent spontanément
dans les rues, armés de casseroles.
Le 20, le centre de Buenos Aires devient
le théâtre d’un combat
à ciel ouvert. Au total : 35 morts,
800 blessés et 2500 arrestations
dans tout le pays. 5 présidents défilent
en douze jours.
2002
: Eduardo Duhalde est nommé
président de la République
le 1er janvier. Il prononce la mise en faillite
de l’économie argentine, dévalue
la monnaie, et suspend le remboursement
de la dette extérieure. 1 dollar
ne vaut plus un peso mais presque 4.
La situation ne cesse de s’aggraver.
Le nombre de personnes vivant sous le seuil
de pauvreté dépasse les 50
%.
2003
: Un accord est en passe d’être
conclu avec le FMI afin d’aider l’Argentine
à honorer ses échéances.
Des élections présidentielles
sont prévues pour avril. Carlos Menem
est candidat, et les derniers sondages démontrent
qu’aucun des candidats ne recueille
plus de 15% des suffrages… |
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