100 ans
de confiscation des ressources alimentaires
«
La politique agricole doit offrir aux agriculteurs
des incitations à produire ce que veulent
les consommateurs et non ce qui donne droit aux
subventions les plus élevées. Et
ce qu’ils veulent… ce sont des denrées
saines et de qualité, un environnement
propre et une gestion durable des terres agricoles.
» Cette introduction du Commissaire Franz
Fischler à la révision de la Politique
Agricole Commune n’omet qu’un détail
: après cent ans de confiscation des ressources,
les agriculteurs peuvent-ils encore produire ces
denrées ?
Les semences commercialisables
en Europe figurent sur un Catalogue Officiel.
Le droit d’inscription s’élève
à 15 000 € pour une céréale
et 4000 € pour une plante potagère.
Il existe bien une liste « amateur »
à prix réduit, de l’ordre
de 200 € par variété. L’inscription
sur cette liste permet d’échanger
les semences avec des jardiniers amateurs, en
aucun cas de les vendre à des professionnels
! Résultat de cette réglementation
: quatre sortes de clones, appelés à
tort « variétés », fournissent
80% des farines de blé tandis que 80% des
légumes cultivés il y a 50 ans ont
disparu de nos étals.
La situation va
s’aggraver avec la récente transcription
de la Directive 98/44/CE sur la brevetabilité
des inventions biotechnologiques. Celle-ci accorde
la propriété intellectuelle sur
tout matériel génétique,
gène ou séquence de gène,
associé à une « innovation
». Chaque utilisateur de ce « matériel
» devra payer des royalties à son
propriétaire. Or les paysans créent
ou maintiennent des centaines de variétés
qui évoluent avec la diversité des
terroirs. Comment savoir si leurs propres semences
contiennent un gène breveté à
leur insu ? Comment protéger leurs collections
du pillage, par gènes interposés
? Seront-ils passibles de la répression
des fraudes pour avoir maintenu en vie ce qui
reste du patrimoine paysan ? Quant à la
recherche publique, aura-t-elle encore accès
au matériel génétique ? Loin
de favoriser l’innovation, cette mesure
tend à étouffer la diversité
au profit de quelques clones, certifiés
et brevetés pour satisfaire les appétits…
de la filière agroalimentaire.
À l’heure de la Charte de l’environnement,
des déclarations internationales sur l’eau,
l’alimentation, la biodiversité,
les changements climatiques ou la santé
environnementale, le système des brevets
attribue le monopole des ressources génétiques
à une poignée de multinationales.
De fusions en acquisitions, celles-ci contrôlent
désormais le citoyen et son environnement,
des semences aux médicaments, en passant
par les agrotoxiques de la pétrochimie.
Ce hold-up aura pris moins de deux siècles.
Kokopelli
dans le maquis ?
L’association Kokopelli
a dédoublé ses collections
de ressources génétiques
en Inde du Sud. Pour son Président,
Dominique Guillet, il s’agit avant
tout de fournir gratuitement aux paysans
indiens des semences cultivables sans
engrais ni pesticides avec formation aux
meilleures techniques biologiques. Le
Centre de ressources est situé
dans le jardin botanique d’Auroville,
près de Pondichery. Un second centre
se développe sur les hauts plateaux
du Tamil Nadu. Les paysans y sont formés
à l’agriculture biodynamique
et leurs produits commercialisés
sur des bases équitables (cf. EKWO
n° 7, Elephant Valley).
L’association participe également
au sauvetage de la diversité des
semences en France.
Nous pouvons soutenir son action en adoptant
l’une des innombrables variétés
qu’elle maintient en vie.
Pour en savoir plus :
www.kokopelli.asso.fr
www.elephantvalley.com |
La phase
cachée de « l’Odyssée
végétale »
Tout a commencé
à pas feutré, avec le progrès
des sciences et des techniques à l’ère
industrielle. Jean-Pierre Berlan, Directeur de
recherche à l’INRA, auteur de La
guerre au vivant, a relaté les étapes
historiques qui mènent à la panacée
brevetée « des inventions biotechnologiques
». En 1836, John Le Couteur, gentilhomme
de Jersey, codifie la première méthode
de production standard. Les champs de blé
ou d’orge présentent à cette
époque une variété de plantes
différentes dont chacune semble se reproduire
à l’identique. Il isole celles qui
paraissent les plus prometteuses, les multiplient
à partir d’un grain ou d’un
épi et choisit la meilleure. Puis il plante
cette « sorte pure », au lieu du mélange
initial. Il réalise ainsi un clone avant
la lettre. Le Major Halett perfectionne la technique
en poursuivant la sélection du clone à
chaque génération, car, prétend-t-il,
les « variétés se détériorent
» dans le champ de l’agriculteur,
seul le sélectionneur peut les maintenir
à leur plus haut niveau. Il déclare
son blé « pedigree ». La démarche
repose sur une erreur scientifique, ces plantes
étant génétiquement semblables,
mais personne ne le sait encore. Halett ouvre
surtout la voie à une révolution
économique. En 1907, le Néerlandais,
Hugo De Vries observe : « Dans la technique
de Le Couteur, chacun peut (isoler et) multiplier
les plantes avec le même succès que
le sélectionneur, mais sur la base des
principes de Halett, tout le profit de la production
de semences reste dans la main de celui qui possède
le pedigree original ». Ce qui a véritablement
germé, c’est le principe de la confiscation
des semences et ses perspectives de profit pour
le sélectionneur !
Les hybrides
F1: des enfants stériles nés sous
X
En 1909, l’Américain
Shull franchit un pas de plus à l’aide
d’une autre théorie, «l’hétérosis
», que personne n’a jamais pu valider.
La technique des lignées pures s’appliquait
à des plantes qui se recopient à
l’identique sans partenaire, comme le blé
ou la pomme de terre. Il va l’adapter au
maïs, plante naturellement hybride, dont
la reproduction prévoie l’intervention
de deux partenaires. Pour obtenir artificiellement
des lignées pures, il contraint chaque
partenaire à s’auto féconder
pendant plusieurs générations. Il
choisit parmi ces lignées pures, deux parents
qu’il laisse s’hybrider selon la loi
de l’espèce.
SUITE
© EKWO
|
DOSSIER
EKWO ATTITUDE
Texte : Marie
Hellouin
Il vend au paysan les fruits de
cette union en tant que « semences hybrides
de première génération »
(F 1 pour First Génération). Ces
semences donneront des plantes tellement consanguines
que le paysan ne pourra pas réutiliser
le grain de sa récolte. L’identité
des parents fait généralement partie
des secrets de fabrication conservés par
le sélectionneur. Le paysan n’a pas
d’autre choix que de lui racheter des semences
chaque année. La perspective de cette rente
inespérée attire les investisseurs.
Toute la recherche se porte sur les hybrides F1
dont les rendements décuplent. Bientôt
les agriculteurs doivent s’abonner à
ce qu’ils ont surnommé « le
maïs mule ». Selon Jean Pierre Berlan,
la technique est aléatoire et ruineuse.
Shull a surtout profité de l’ignorance
scientifique pour justifier « au nom de
la science » un moyen d’empêcher
les plantes de se reproduire gratuitement dans
le champ du paysan. Étrange conception
du progrès ! « Si les paysans pouvaient
ressemer le grain récolté, ils économiseraient
chaque année 500 millions d’euros,
l’équivalent du budget de la recherche
publique à l’INRA » déplore
le chercheur. Ce principe a fait la fortune des
semenciers : chaque printemps, nous rachetons
à prix d’or des plantes qu’il
faut gaver d’engrais et laquer de pesticides
sous peine de les voir succomber à la première
attaque de cochenille. Regardons les étiquettes,
ce sont des hybrides F1…
Sauvons les
semences !
Le réseau semences
paysannes et son Président, Guy
Kastler, appellent les consommateurs à
soutenir la création en France
d’un catalogue « des variétés
de conservation » selon leurs propres
critères, afin de pouvoir protéger
la diversité des semences de toute
appropriation par un brevet ou un Certificat,
les échanger et les vendre librement,
comme le propose la directive 98/95/CE.
Transcrite en droit français, la
loi attend toujours son arrêté.
Selon le réseau, l’État
refuse la concertation sur les modalités
de son application.
Pour en savoir plus et signer la pétition
: www.passerelleco.info
semencepaysanne@wanadoo.fr,
Semences paysannes, Cazalens, 81600 Brens. |
L’Europe,
de la guerre à la PAC
Sur le continent, l’agriculture a peu évolué
jusqu’au début du XXè siècle.
La forêt attise les conflits entre les droits
d’usage des agriculteurs et les besoins
de l’industrie. La grande guerre n’a
rien arrangé, la France manque toujours
de bois, maintenant, elle manque de bras. L’État
va jouer coup double. Pour attirer la main d’œuvre
vers l’industrie, il va séparer la
production végétale de l’élevage,
libérer les forêts du bétail
et remplacer le fumier animal par la chimie. Le
6 juin 1918, il donne mission à l’Union
des Industries pour la Protection des Plantes
(UIPP) de convertir les explosifs et les gaz militaires
en engrais chimiques. Pendant ce temps, la sélection
de semences attire les vocations. Le meilleur
et le pire s’y côtoient dans un vide
juridique complet. Il faut moraliser le marché.
Les Certificats d’Obtention Végétale
font leur apparition dans les années 30.
Bientôt la Shell Petroleum évalue
la quantité d’engrais de synthèse
qu’elle pourra fournir en remplacement des
fumures naturelles (2, 5 milliards de tonnes !).
De son côté, la France crée
l’Institut National de Recherche Agronomique
dont la priorité est d’adapter les
espèces domestiques aux intrants industriels.
En 1957, la Politique Agricole Commune scelle
les bases de l’Union Européenne par
le Traité de Rome. Elle sera déclinée
par la Loi Pisani qui vise à « accroître
la productivité agricole en développant
et en vulgarisant le progrès technique.
» Les rendements augmentent. L’exode
rural s’accélère. Selon Philippe
Desbrosses, co-auteur de L’Impasse alimentaire,
10 millions de personnes vont être déplacées
en 40 ans. En 1961, l’Union pour la Protection
des Obtentions Végétales (UPOV)
encadre le marché des semences sur le modèle
français, à l’échelle
européenne. Les obtentions certifiées
demeurent libres d’accès pour la
recherche de nouvelles variétés.
Le droit du paysan à ressemer le grain
récolté n’est pas remis en
cause. L’UPOV n’a qu’un effet
pervers : elle insinue le principe juridique de
la confiscation.
Le piège se referme
En 1981, le décret d’application
d’une directive européenne impose
l’inscription des nouvelles variétés
au Catalogue officiel avant toute commercialisation
dans l’espace de la PAC. Les critères
d’inscription exigent la Distinction, l’Homogénéité
et la Stabilité (DHS) des nouveautés.
Autrement dit, seuls les clones, construits par
et pour l’industrie, avec le cocktail agrochimique
dont ils dépendent, sont autorisés
à la vente. Les petits sélectionneurs
disparaissent avec leurs précieuses collections.
Les variétés anciennes ou locales
inscrites par l’État au titre du
Domaine Public sont maintenues au Catalogue en
fonction de la demande. Les incitations de la
PAC en détourneront les professionnels
: il n’en reste plus aujourd’hui que
2 %. Pourtant, l’agriculture biologique
commence à attirer les consommateurs. La
grande distribution saisit la tendance. Les semences
paysannes continuent de circuler en réseau.
Les producteurs se fédèrent et créent
leurs propres filières. Pour bloquer le
marché, les grands semenciers lancent une
gamme de « variétés clones
», dites « biologiques ». Bientôt,
une rubrique « Variétés amateurs
» apparaît au Catalogue Officiel.
Hélas, les fameux critères DHS sont
incompatibles avec la variabilité recherchée
par les paysans. Leurs semences se retrouvent
hors la loi. Mais tout cela n’arrête
pas le progrès. Depuis 1980, la Cour suprême
des États-Unis a adopté le principe
de « brevetabilité du vivant ».
Sous couvert d’aide alimentaire, les Majors
américaines imposent leurs organismes brevetés
à travers le monde. Ces plantes sont génétiquement
stérilisées ou modifiés en
fonction de leurs marques de pesticides. La Commission
s’inquiète du « retard technologique
» de l’Europe. Sous la pression du
public, 6 pays, dont la France, obtiennent un
moratoire sur la commercialisation des Organismes
Génétiquement Modifiés. Le
même Franz Fischler, si attentif aux désirs
des consommateurs, appelle les politiques à
ne pas céder au « populisme des opposants
». Le 8 décembre dernier, avec quatre
ans de retard, la Directive portant sur la brevetabilité
du vivant est entrée en application en
France. Elle repose sur l’hypothèse
dépassée qu’un gène
commande une protéine. Nous savons aujourd’hui
qu’un gène a de multiples fonctions
dont les modalités restent à découvrir.
Le brevet sur le matériel génétique
n’a d’autre mérite que de protéger
une invention profitable à son propriétaire,
d’en confisquer l’accès pour
de nouvelles recherches ou de le monnayer à
prix d’or. Paysans, chercheurs et consommateurs
sont pris en otage. Resteront-ils les bras croisés
?
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